Bonjour à Tous,
Je renoue avec ma vieille habitude de notes de voyages, et profite de mon escale à Malte pour vous envoyer des nouvelles.
Je n’ai pas eu le temps de vous prévenir tous, cela s’est fait à la dernière minute (et n’en procure que plus de plaisir) : je me suis embarqué sur un porte-containeurs, pour un peu plus de deux semaines, entre Le Havre et Khor Fakkan aux Emirats Arabes Unis. Via La Manche, l’Atlantique, le Détroit de Gibraltar, toute la méditerranée jusqu’à Port Saïd, passage du Canal de Suez, Mer Rouge, Golfe d’Aden, jusqu’au Détroit d’Ormuz et le port des émirats.
J’en vois déjà qui sourient : encore une idée tordue. Plusieurs personnes m’ont demandé d’où ça m’était venu : je suis bien en peine pour leur répondre. L’imagination n’a pas de limites ! Mais sans doute que quelques arguments m’ont attiré : préférence du voyage sur la destination, être loin de tout BlackBerry, réseau internet, téléphone portable et autres sources de connexion, beaucoup de temps et pas beaucoup d’obligations, minimum de sollicitations, curiosité de voir un autre style de vie bien différent, paysages à l’infini…
Pour ceux qui n’ont pas le temps ou l’envie de tout lire : tout va bien, je me plais bien sur mon bateau
Pour les plus inquiets : je n’ai pas le mal de mer
Pour les moins introspectifs : je ne m’ennuie pas, et me supporte très bien !
Pour les autres…
Premier Jour :
Départ de Paris à 7 heures du matin – à moi les océans… sauf que mes tickets de métro ne marchent pas, ça démarre bien, je paie un ticket à 1€70 à la machine avec ma carte bleue… Aventurier au long cours…
Saint Lazare, un samedi matin : mélange de retour de fêtes, zonards, fin de boulot de nuit, départ en weekend des bourgeoises en marinière Cyrillus et sac de plage marin. Eclectique. Mon train part à l’heure : je dois être vers 10-11 heures au port pour embarquer. Arrivée au Havre prévue à 10h11 et mon taxi m’attend. Tout va bien.
16 juillet en approchant du Havre ; crachin, 15°C (et je suis généreux). La Toussaint en été - on va dire que c'est dépaysant. Mon chauffeur m’appelle : pas la peine qu’il passe, le bateau est en retard, ne partira que demain matin, mieux vaut me prendre une chambre d’hôtel. La compagnie confirme le retard, mais je devrais pouvoir embarquer à 22h, pas la peine de prendre un hôtel.
Je voulais peu de sollicitations, avoir du temps… et voir un style de vie bien différent : bienvenue au Havre ! Le gris du ciel se reflète magnifiquement dans le béton, rien ni personne en vue dans les rues désertes. Pas de consigne à la gare, je garde mon chargement sur les épaules, brave les intempéries, et me promène via la place de la Mairie (architecturalement autant que politiquement communiste), et la cathédrale (chef d’œuvre façon silos à grains) jusqu’à la mer. Galets, cabanes en bois. Tout est fermé. Finalement, je m’en retourne vers le centre-ville, devenu animé et ma fois plus sympathique, convivial. Je découvre d’autres boutiques que des agences d’intérim…
Déjeuner pittoresque, façon brèves de comptoir revu par Audiard. Je garde l’odeur de graillon dans mes vêtements tout l’après-midi. Je me pose dans des cafés. Entre deux averses, je me promène un peu. Vers 20h, le départ est reculé au milieu de la nuit. C’est le chauffeur de taxi qui me sauve, et me conseille de prendre une chambre tranquille et d’embarquer demain matin. Direction : l’hôtel Terminus, face à la gare. Tout un programme, rien que dans le nom. Tapisseries à fleurs, chambre fumeurs sur puits de jour, moquette rouge. On est loin du Farrow & Ball et teinte ‘Gorge de Pigeon’ (suivez mon regard) : un autre monde… Je dors.
Deuxième Premier Jour (le vrai)
Petit déjeuner sur les chaises en plastique noir de la salle à manger. Toile cirée. Je retrouve mon chauffeur de taxi, avec qui on s’est beaucoup parlé au téléphone : adorable, vraies valeurs humaines, un faciès de marin entre Popeye et Michel Simon. Il m’amène au ‘Port de France’.
Quai asphalté de plusieurs kilomètres de long, centaines de mètres de large. Containeurs rangés en lignes. Par milliers. Enormes portiques qui servent de grues de chargement. Charriots de manutention qui chopent les containeurs sur trois hauteurs. Je perds toute échelle.
Et là, je découvre « le beau bébé » (dixit Popeye) : mon porte containeurs, CMA-CGM Hydra (voir photos sur Google). Capacité : 11000 containeurs. Je ne me trompe pas dans les zéros. Je vous le fais en lettres comme sur les chèques : onze mille containeurs. Ça fait l’équivalent de 200 trains de marchandises – en un seul convoi. C’est drôle, c’est tellement démesuré, qu’on ne s’en rend même pas compte.
La petite voiture de Popeye s’est garée le long du quai. Personne ne nous a rien demandé pour arriver là : il a une carte qui ouvre toutes les barrières automatiques. Le quai est totalement vide, personne. De toute façon, rien n’est humain ici. Les containeurs volent au-dessus de nos têtes. Nous sommes au pied d’un mur d’acier vertical de plusieurs dizaines de mètres de haut, sur 350 mètres de long. Et juste un petit escalier-échelle mobile, suspendu à des cordes. Je monte à bord, sac à dos.
Accueil sympathique du Philippin chargé de la sécurité. J’entre dans l’antre. Dedans, tout est propre et fonctionnel. Lino au sol, néons au plafond, cloisons métalliques imitation bois. On m’amène à ma cabine, par l’ascenseur (petite sonnerie 3 tons façon centre-commercial singapourien pour annoncer l’arrivée à l’étage –touche esthétique sonore complètement décalée, j’en rigole à chaque fois que je l’entends).
Pont F (6 étages au-dessus du pont principal). Ma cabine. Large salon, bureau, coin cabine-lit, salle de bain blanche. Meubles façon IKEA, canapés, fauteuils, tiroirs partout. Mais tout pensé pour la mer et le tangage : rebords aux tables, lampes fixées dessus, crochets pour arrimer les fauteuils au sol, tiroirs à soulever pour les ouvrir, marches sur les pas de portes.
Ma touche préférée : les quelques fleurs plastiques, y compris mini-tournesols et cerisiers du Japon, dans un bac. Le marin a le sens de la poésie.
Trois hublots donnent sur l’avant du bateau. Au-dessus des plus hauts containeurs. Je me colle à la vitre et observe le ballet des petites boîtes, qu’on vient empiler les unes sur les autres, sur le pont. Je réaliserai qu’il y en a deux fois plus dans les cales…
On vient me chercher, pour me présenter au Commandant. Pont G, le plus haut avant la passerelle. C’est le grand-Maître à bord. Comme tous les officiers ici, il est croate. Le physique et la voix de Philippe Seguin, avec le regard d’Elie Wiesel et les façons de Lino Ventura. Très avenant, très sympa, fait tout ce qu’il faut pour m’accueillir. Le marin a le sens de l’humain.
Midi approche. L’heure du déjeuner. Pont B. Mess des Officiers. Nappes blanches, foison d’assiettes et couverts. Vin à table, goulot serti d’une serviette blanche. Le Stewart me montre le menu, sur un tableau blanc : soupe, plat, légumes, salade, fromage, dessert. Service à l’assiette. Il est aimable, prévenant, Philippin, fier de ses mets (cf. les noms qu’il leur donne au tableau : ‘Spaghetti ala Frutti di Mare’…), légèrement maniéré, et balance du ‘Sir’ à la fin de toutes ses phrases. Le marin a encore ses codes sociaux.
Après-midi à lire, dormir (principale activité des deux jours à venir), regarder les containeurs voltiger devant mes hublots.
18h. Diner à la table des officiers.
Dans la soirée, je sens les légères vibrations qui couvrent le bruit de la pluie et de l’air conditionné. Le moteur monte en puissance. Les grues se relèvent ; nous avons largué les amarres. Je grimpe vite les deux volées d’escalier jusqu’à la passerelle.
De nuit, toutes les lumières sont éteintes, pour mieux voir la voie et éviter les reflets sur les vitres. On ne voit que les écrans : ordinateurs, GPS, radars, caméras à bord, etc. Deux rangées de pupitres, tournés vers l’avant. De chaque côté, à la pluie, les bouts de passerelles en surplomb des bords du navire. Le Commandant s’y tient, accompagné du ‘pilote’ du port, qui prend les commandes pour diriger les manœuvres de sortie. De nuit, dans la pluie, à suivre les petites balises rouges et vertes. Au loin, Deauville, Caen. Le Havre qui s’éloigne. C’est dingue, ça paraît étonnamment facile.
Nous prenons la mer entre les bateaux à l’ancre.
Deuxième Jour
Je dors comme un bébé, bercé par le tangage. Il ne fait pas très beau en Manche, ça bouge pas mal. Mon estomac ne met que la matinée à s’habituer.
Je suis invité au tour de sécurité. Bateaux de survie, points de rassemblement, combinaisons de survie. A chaque fois, tout le monde m’explique que de toute façon ça ne craint rien : le bateau est insubmersible. Je me souviens du mot en anglais, unsinkable, ils l’utilisaient dans ‘Titanic’. Ça me fait marrer. Le marin est un pote de Coué.
Au passage : visite de la piscine (4m x 4m), du sauna, laverie, salle de ping-pong. J’oublie si mon bateau de survie est à bâbord et mon point de rassemblement à Tribord, ou l’inverse. On se perd vite dans ce dédalle sans repères.
Midi, je retrouve les officiers au Mess. Tous croates. Sauf deux chinois, mais à une table séparée. Le reste de l’équipage est philippin, mais mange dans une autre salle. Le marin a le sens de la hiérarchie.
Toutes tranches d’âges. Que des hommes. Placés suivant leur rang. Le nez dans l’assiette. Le marin est avare de paroles. Le Commandant fait la conversation ; en Croate, ou en Anglais quand il m’inclut. Il m’invite à visiter tout ce que je veux, aller partout où je souhaite.
Tous me poseront la question, à un moment ou à un autre : ils ne comprennent pas trop pourquoi je veux passer mes vacances sur un bateau. Pour eux, c’est ‘une prison bien payée’. Non, je ne veux pas vraiment aller à Dubaï (la destination n’est pas un but). Non, je n’ai pas d’autres vacances prévues cet été (pas un besoin de me coller sur une plage l’été). Non, c’est loin d’être bon marché par rapport à l’avion. Non, je ne m’ennuie pas. Non, je ne suis pas un ‘artiste’ (terme qui recouvre, quand je fais préciser, toute personne ayant une activité créatrice, voire inutile). Non, on ne m’avait pas promis qu’il y aurait la télé à bord (dieu merci il n’y en pas !). Le marin vit son métier comme un sacerdoce.
Après-midi lecture (Les Raisins de la Colère, ça met l’ambiance… mais c'est au programme de Prépa, pour ma filleule) et sieste. Surtout sieste, mais ce n'est pas à cause Steinbeck !
Troisième Jour
Je décide de faire un tour du pont, jusqu’à l’avant du bateau. Je passe les racks de containeurs, les uns après les autres. 300m jusqu’à la plateforme avant, une large baie ouverte sur la mer, où viennent s’enrouler les chaînes pour les 2 ancres, et les amarres. Spacieux, ensoleillé. Un joli petit solarium, loin du moteur et des légères vibrations : ici, on entend la mer, la vitesse (~40 km/h), les vagues…
Sur la passerelle, le Commandant s’attendrit : un pigeon, venant des côtes du Portugal, est venu se poser là. ‘Son GPS doit être cassé’. Tout le monde rigole ; ledit pigeon se tient dans un coin, fragile, effaré et épuisé. On lui donne de l’eau, des biscuits.
Cette nuit, nous devrions passer le détroit de Gibraltar. J’ai beau demander à quelle heure, les avis divergent. 3, 4, ou 5 heures du matin. A cette heure-là, ça fait une différence... Même les GPS donnent un horaire différent (je commence à apprendre à lire). Je me couche après avoir rallumé mes téléphones portables : dès que nous passerons près des côtes, ils capteront un signal, recevront un message de bienvenue au Maroc ou en Espagne, et la sonnerie me réveillera. Au cas où, je demande à ce qu’on me réveille en même temps que le Commandant (il a indiqué où sur la carte : ça me va, suffisamment au large pour voir l’approche).
Peu après 3 heures, sonnerie de SMS. Je m’habille en vitesse, et monte à la passerelle. Face à nous, la large baie qui englobe Tanger et Cadiz. La série de lumières délimite le rivage ; c’est étrange, elle est sans discontinuité, exactement comme si la côte Atlantique se poursuivait en continu. Comme si là, quelque part, il n’y avait pas l’entrée vers une mer à part entière, berceau de plusieurs civilisations. Le golfe est immense ; nous voyons très bien Tanger, les collines autour. Plus loin, les lumières vives du nouveau Terminal maritime. Je me repère sur une carte : les petites lumières en face de nous, plus éparses, ne sont pas celles de villages de pêcheurs, mais celles de bateaux engagés dans le détroit. Mes yeux s’y font, je vois la bouche au fond de la baie. De nuit, on pourrait presque passer devant l’entrée de la Méditerranée, et ne pas la voir.
Nous réduisons la vitesse ; nombreux bateaux de pêcheurs, petits cargos. Et nous ne pouvons évidemment guère manœuvrer notre monstre ; lentement nous nous approchons du passage entre les deux caps, entre l’Afrique et l’Europe. Il y a quelque chose d’émouvant. Les colonnes d’Hercules étaient ici ; ici aussi est passé Ulysse. La nuit permet de deviner le relief, et d’imaginer le reste…
Au sortir du détroit, finalement très court, le Rocher de Gibraltar apparaît à gauche, comme une incongruité géologique. Tout seul, au milieu de terres basses. A droite, les riches lumières de Ceuta l’Espagnole donnent un avant-goût de l’opulence occidentale en territoire africain. Tout un cours de géopolitique.
En une heure et demie, nous avons retrouvé la mer, noire. Je retourne me coucher.
Quatrième Jour
Je refais mon tour du pont, et reste à l’avant plus longtemps : bien moins de vent et de vagues en Méditerranée. Je descends sur le pont bas arrière, juste au-dessus du tumulte créé par l'hélice. Je décide de poursuivre l’expédition, et entre dans les coursives. Long couloir coincé entre la coque et les cales – 300m d’un trait, à la lumière des néons, fraichement peint en jaune. Bruit continu des générateurs de courant haute tension (certains des containeurs sont réfrigérés et donc branchés). Une image me vient : les usines Trécatel dans le film L’Aile ou la Cuisse. Vision années 70 de la modernité. Tout au bout, j’arrive quasiment à l’étrave. Demi-tour.
A 15h30, exercice d’entrainement à la protection incendie. Refaites le chemin dans les coursives, les ponts, les échelles, mais cette fois en suivant un homme en combinaison anti-feu. Lunaire… J'adore ; je classe le souvenir dans la même veine que la traversée de l'aéroport JFK à New York, vide, dans le noir, guidé par des sorcières et des prisonniers (un jour faites-moi vous raconter...)
Nous longeons les côtes algériennes, de suffisamment prêt pour que je puisse passer un coup de fil de mon téléphone portable. Si les services secrets tombent sur la géolocalisation de mon portable, ils vont se demander ce que je fous !
Le soir, ironie des officiers croates : les philippins sont en train de faire un karaoké dans leur cantine. Apparemment, nous avons des champions… Ce soir, j’évite le verre post-diner, dans la salle de récréation des officiers : sept croates qui fument cigarette sur cigarette (pièce close évidemment - souvenir des vieux cafés français il y a 10 ans), en buvant un coup ou deux, et s’interpelant en Croate. Je passe mon tour. Le marin peut faire du Brel…
Cinquième Jour
Je découvre que le pigeon est toujours là. Blotti dans un coin de la passerelle extérieur. Il a l’air d’apprécier le voyage, lui aussi. Pigeon voyageur. D’autres animaux à l’affiche ce matin : des dauphins, qui jouent sur les vagues créées par notre rafiot. Avec 14m de tirant d’eau, y a de quoi faire… Le Commandant est rassuré : nous n’avons pas (encore) tout tué dans ce coin de la méditerranée. Le marin, même quand il brûle 10 tonnes de mazout à l'heure, a la fibre écolo.
La Méditerranée est très calme. Très peu de bateaux en vue. Quasiment une vue à 360° sans personne en vue. Du bleu azur.
Le Commandant m’explique les conditions de travail des marins. Contrat singapourien, pavillon anglais, société française, équipage croate/philippin/chinois, banque italienne, etc. etc… Le marin est à la pointe de la mondialisation…
Rappelez-moi de ne pas parler de sa patrie à un Croate. En deux heures, nous avons refait la guerre avec la Serbie (la rancœur et les mots-doux débordent), l’héroïsme croate contre Hitler, pour finir sur la beauté du pays concrétisée par le téléchargement de 150MB de photos et de cartes maritimes de la Croatie sur mon ordinateur. Je sais ce que je fais comme voyage l’an prochain. Le marin aime sa terre… le croate aussi !!
Sixième Jour
Là, je suis sur la terrasse d'une placette à La Valette, à Malte. Chaleur. Touristes de la 'Disney Cruise' aux tables à côté (oh mon Dieu !). Je profite d'une bonne salade (j'ai l'impression de mettre 2 kilos par jour), d'un gâteau fait maison, de l'Internet. Et là, je vais me commander un Expresso (haro sur le café instantané...).
Je ré-embarque ce soir. Direction Port-Saïd et le Canal de Suez.
J'espère que tout va bien de votre côté,
A bientôt !